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Suite de Serveur confusion - ep. 08 - Instance
Premier épisode ici
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Cher Fred,
Je fais suite à votre email du 26 novembre pour vous répondre que oui, j’ai organisé une séance avec le patient Kraus en début d’après-midi.
C’est en l’honneur des vingt-cinq ans d’amitié que nous avons partagé depuis nos débuts à la clinique Christophsbad de Göppingen, que j’ai accepté votre demande de faveur des moins orthodoxes. Par cet échange, nous rompons une multitude de principes déontologiques inhérents à notre métier. C’est pourquoi je le supprimerai de mon compte après ce dernier envoi. Je vous encourage vivement à en faire de même.
La déferlante de cas bien particuliers, j’irais jusqu’à dire “épidémie”, d’un trouble mental encore non répertorié, me fait travailler quatorze heures par jour, je n’exagère pas. Et c’est sans compter les dossiers que je ramène à la maison les soirs. Je suis absolument débordée. Alors je dois vous avouer que votre demande aurait pu tomber mieux.
Saviez-vous que ce phénomène est passé au vingt-heure hier ? Les “spécialistes”, comme les a appelé le journaliste, recherchent déjà une causalité dans la consommation de jeux vidéos et l’addiction aux réseaux sociaux. Cela me fait doucement rire. Lorsque je jouais à l’Atari ST avec mon frère, nous pouvions déjà entendre ce même signal d’alarme. Et pour les réseaux sociaux, vue la démographie ciblée de certains services en ligne aujourd’hui, je me serais attendue à accueillir une déferlante de mères au foyer et de retraités.
Sachant que le dénominateur commun de toutes ces personnes est qu’elles sentent une entité anonyme les contrôler, ma chère et adorable Mathilde, du haut de ses 15 ans, s’est amusée à les comparer à des NPC. Vous savez ce que c’est ? NPC ou “personnage non jouable” dans le jargon du jeu vidéo, des intelligences artificielles dont l’existence est justifiée par leur fonction de marchand ou compagnon d’arme, au service du joueur. Entre nous vous ne le saviez pas, n’est-ce pas. Il n’y a pas de honte, j’ai dû regarder sur Wikipédia sans que ma fille ne le sâche. On se fait vieux Fred.
Bref, j’ai performé un contre-diagnostique de monsieur Kraus, comme vous me l’avez demandé, et je sais que ce patient est problématique. J’ai moi aussi eu vent de la raison de l’arrivée du “touriste” (petit nom que Felix de la réception lui a choisi), et je dois moi-même admettre qu’il y a une rupture entre son apparence et ses humeurs, et ses supposées multiples tentatives de suicide du mois d’octobre. Mais bien évidemment, on ne peut pas juger de l’état d’un individu par son apparence. Dois-je vous rappeler que ce ne serait pas la première fois que nous accueillons ici un patient particulièrement enclin à cacher ses émotions.
L’après-midi est déjà bien entamée et j’en suis à ma cinquième tasse de café de la machine de l’étage B1. Je sens déjà une migraine monumentale commencer à poindre. Alors sans plus attendre, je vous partage la transcription audio de la séance de cet après-midi, avec quelques annotations personnelles qui aideront au contexte.
~~
14:02
Note : Le patient arrive tout sourire et vient s’assoir silencieusement en face de mon bureau. Ses gestes sont quelque peu théâtraux. Il allonge les jambes, s’affaisse contre le dos de sa chaise et baille ostensiblement.
Berger
« Bonjour Monsieur Kraus, mon nom est Nicole Berger et je remplace aujourd’hui mon collègue Bergman, qui… il semblerait que quelque chose vous amuse ?»
Kraus
« Pardonnez-moi Madame Berger. Mais saviez-vous que votre nom de famille signifie gardeur de troupeau en Français ?»
Berger
« Je ne le savais pas non.»
Kraus
« Et vous êtes psychiatre dans un centre de brebis égarées, c’est une ironie.»
Berger
« Aide ponctuelle à l’individu en besoin de support moral serait plus approprié.»
Kraus
« Oui, oui, pardonnez-moi cette petite parenthèse. Madame Nicole Berger, avez-vous mangé la forêt noire au déjeuner ?»
Note : Il a vraiment mérité son surnom de touriste.
Berger
« Je n’ai pas eu le temps de déjeuner ce midi, mais il est bon d’entendre que la cuisine de la clinique est à votre gout.»
Kraus
« Vous n’avez pas mangé ? Vous avez tort, les desserts ici sont à tomber par terre. Et puis honnêtement, la santé est primordiale, surtout à votre âge. Comme on dit, la santé passe par l’estomac… »
Berger
« Monsieur Kraus, seriez-vous en mesure, en des termes clairs s’il vous plait, de me décrire ce qui vous a incité à venir demander notre assistance et être interné temporairement à notre clinique ?
14:03
Kraus
« Je ne pouvais plus vivre un jour de plus avec mon désir de suicide et avant de commettre l’irrémédiable j’ai décidé de demander votre aide. Au centre. Enfin, c’est le discours officiel, pour garantir mon admission.»
~bruit de stylo qui tombe~
Note : ça, c’est moi qui sursaute. Je dois avouer qu’il m’a surprise. Le jeune homme ne l’a pas remarqué, ou du moins n’a pas fait de commentaire.
Berger
« Et quel est le discours plus… officieux ? Si vous êtes prêt à me le partager.»
~Rire et clapement de main~
Note : Kraus éclate de rire, sèchement. Je ne décèle pas d’agressivité dans sa réaction. Il en profite pour se pencher en avant, les doigts entrelacés et poses sur les genoux. Le sourire qu’il arbore lui donnera demain des courbatures aux zygomatiques.
Kraus
« Nous allons passer la prochaine heure ensemble madame Berger. Puis-je à la place vous raconter une histoire ?»
Berger
« Je vous écoute.»
~~
14:04
« C’est l’histoire de Mikell, un jeune développeur, dans une boîte de renom du jeu vidéo. Pensez ventes mondiales, goodies et séries animées adaptées. De cette ampleur. Mikell il est super heureux de cette opportunité.
Mikell vous voyez, les jeux vidéos c’est sa vie. De sa première console à son PC haut de gamme qu’il a assemblé lui-même, il n’a pas passé une heure d’éveil sans un smartphone, une souris ou une manette entre les mains. C’est à ce point.
Alors Mikell, il est aux anges pour ce premier job. Sa tâche consiste à configurer le système de sauvegarde qui permettra au joueur de reprendre là où il a laissé sa partie. Ou de ne pas recommencer depuis le début du jeu quand son personnage meurt. On les appelle “checkpoint”, mais moi je préfère l’idée de marque-page.
En pratique, lorsqu’un joueur prend une mauvaise décision ou même pour tester, fait une action jugée irrémédiable aux conséquences dramatiques, il a toujours la possibilité de retourner à son précédent checkpoint, avant sa bourde. On appelle ça “recharger” une partie.
« À ne pas confondre avec une machine à remonter le temps. Lorsque l’on retourne dans le passé avec, le présent est effacé et réécrit. Les points de sauvegardes sont un milliard de fois plus cool. En partant de l’hypothèse qu’ils existent, je pourrais par exemple gifler le Chanceleur et créer un checkpoint. Puis revenir au précédent, sortir manger une glace et sauvegarder de nouveau. J’aurais alors trois espaces temps. Un où je suis l’homme le plus recherché d’Allemagne, un où je suis un simple passant qui prend le soleil, et finalement celui où rien de cela n’est encore arrivé.
Ce n’est pas sans rappeler la théorie du multivers. À chaque incrémentation de la plus petite unité de temps possible, la somme de tous les photons et électrons qui composent notre univers saute d’un état à un autre, formant ainsi une combinaison unique d’états, qui définit notre réalité à cet instant donné.
Mais selon la théorie du multivers, il existe une infinité d’univers alternatifs, très ou très peu similaires au nôtre à ce même instant. La combinaison d’états diffère à un certain degré. Dans un de ces univers parallèles madame Berger, j’ai peut-être les cheveux un centimètre plus long ou la table est un peu plus proche de moi. Nous ne savons pas pourquoi nous ne pouvons pas voir ces autres configurations. Très certainement, nous ne sommes pas biologiquement formés pour ça. Mais pouvez-vous imaginer un funambule cosmique, qui serait capable de sauter d’un univers à l’autre, comme s’il ne marchait pas sur une corde, mais une infinité de fils enchevêtrés ? Et si notre acrobate avait le talent de marcher à reculons sur l’un de ces fils pour sauter sur un autre à son bon vouloir, alors on pourrait dire qu’il n’a plus qu’à poser des marque-pages sur ces innombrables intersections, afin de ne pas se perdre dans cette histoire dont il est le héros.
« C’est la réflexion que se fait Mikell un soir, au lieu de bosser. Il se faisait toujours philosophe, après les semaines d’overtime destinées à boucler la production d’un de leurs jeux. Il est seul au bureau et il aurait bien envie d’une bière. Mais il en est au café. Faut vraiment qu’il taffe. Il se dit “Tiens, ce serait vraiment cool que les checkpoints existent dans la vraie vie”. Il a passé sa vie à recharger, annuler des erreurs, façonner la réalité intrinsèque à ses jeux, par des effacements entiers d’états, de situations et de contextes insatisfaisants. C’en est devenu une seconde nature, son cerveau s’est formé autour de cette logique et la réalité ne veut pas s’y plier. Sauf que ce soir-là, Mikell il regarde dans l’angle de la pièce et quelque chose se forme dans le fond de son esprit. Il ne sait pas tout de suite ce que c’est, ni comment le décrire. C’est abstrait et si complexe, qu’aucune intelligence jusqu’à aujourd’hui n’aurait pu le saisir. Mais il comprend que c’est juste là depuis toujours, à la vue de tous.
« Alors comme dans un rêve, il se lève d’un coup et hésite pendant une éternité à lâcher sa tasse. Il doit être fou, ce n’est pas rare que les développeurs tombent malades ou hallucinent en période de crunch. Il faut juste qu’il se repose, qu’il rentre chez lui et qu’il se calme sur la cafféine. Mais, et si…
« La tasse tombe, il y a du café partout. Mais Mikell n’y prête pas attention. Il regarde l’angle. Et l’impensable se réalise. Voilà le mug intact, de nouveau dans sa main. Il vient de créer un checkpoint."
14:19
Kraus
« Donc Mikell, il ne sait pas trop quoi faire de sa découverte. Il se demande s’il devrait contacter des scientifiques, ou écrire un livre sur le sujet. Mais la tentation est trop grande, et Mikell est un type lambda. Et comme monsieur-tout-le-monde, il se met à tester son nouveau pouvoir.
« Il lui faudra à peine quelques jours pour french kisser tous ses collègues, hommes et femmes, faire un doigt à son boss, passer toute la journée à se prélasser dans son lit. Mais à l’évidence ce n’est pas assez, il y a tant de chose qu’il peut faire. Il se met aux finances, achète les bons stocks et échange des cryptomonnaies. Il perd le fil du temps, mais une chose est sûre, cet enfoiré devient multi-millionnaire. Il pue le fric et il aime ça.
« Alors il commence à voyager, partir d’Europe, visiter un peu tous les pays. Sans trop d’efforts, il commence à parler couramment le mandarin et l’espagnol. Samedi au ski, singe au dîner de dimanche. Coucher à Bali, lever dans un confortable appartement parisien.
« Et c’est là que les problèmes commencent. Il passe des semaines entières à suivre une intrigue au bout du monde, mais dans sa ligne de temps à elle, Thérèse vous a parlé de son nouveau copain il y a trente minutes, et vous n’avez pas la moindre idée de qui elle parle.
« Une vie est un livre qui se remplit en un nombre fini de pages. Mais pas pour lui. Il a tout le contenu de Wikipédia dans sa tête. Et il commence à s’y perdre. Alors, il commence à noircir des carnets entiers, les dépose où il peut, quand il peut. Le voilà maintenant thésard de sa propre vie.
« Et l’écart se creuse.
« À l’arrivée de la 3D dans le jeu vidéo, il y avait un bug bien connu. Parfois, le personnage tombait en dessous du monde. Il pouvait alors voir le reste du monde vaquer à ses occupations, sans se soucier de son existence, tandis qu’il restait acteur passif, par le dessous. Un purgatoire de synthèse si vous voulez. C’est une bonne analogie, du moins c’est ce qu’il commence à ressentir.
« Il est à la bordure d’un monde qu’il comprend de moins en moins chaque jour, si ce n’est à travers ses carnets.»
14:25
Kraus
« Excusez-moi un instant»
Note : Kraus se lève de sa chaise, et se sert un gobelet d’eau au coin de la pièce. Quand il revient à sa chaise, il reste quelques minutes les yeux fermés. Le sourire s’est effacé. La fluidité de ses paroles et ses mouvements me laissent penser qu’il a mémorisé ce long monologue avant la séance, à l’image d’un comédien avant sa performance.
14:31
Kraus
« Au détour de Berlin un jour, il rencontre une jolie blonde. Appelons la Waifu. Et rencontrer Waifu change tout.
« Il tombe amoureux pour la première fois. Il pense à elle tout le temps. Il se sert de son pouvoir extraordinaire pour poser des checkpoints partout autour d’elle. Il s’exerce encore et encore, pour la tirade parfaite, la blague finale qui la fera tomber dans ses bras. Le temps passe et il réussit. Et ils sont heureux.»
14:39
Kraus
« C’est… peut-être là que Mikell a commencé à être vraiment con. Mais les habitudes ont la vie dure et Mikell a toujours été un gros gamer.
« Un bon jeu vidéo, ou même une bonne BD ont ces passages qui émeuvent profondément. Ce sont des passages intenses, si vibrants que l’on s’extirpe de notre réalité quotidienne pour y revenir encore et encore. À ces passages précis. Revivre ce moment de bonheur, cette dose de sérotonine qui nous font chaud au cœur. æternam C’est l’impensable même, mais si Mikell a la chance de revivre les plus beaux moments de sa vie ad æternam, vous ne pouvez pas en vouloir au pauvre bougre de le faire.
« Il commence à connaitre et comprendre Waifu comme personne, au niveau presque cellulaire. C’est beau en quelque sorte. Il la rend heureuse, sait ce dont elle a besoin avant même qu’elle ne le sache. La comble de tout ce dont elle peut rêver.
« Et c’est tout. C’est la limite de la relation entre deux êtres humains.
« Le moment où il le réalise, c’est un seau d’eau glacée qui se déverse sur lui. Il connait Waifu par cœur. Comment la faire rire, ce qu’elle voudra manger. Quels mots la mettront dans son lit ce soir. La plus belle personne au monde à ses yeux devient la créature la plus banale qui soit.
« On peut lui reprocher beaucoup de choses, mais au fond ce n’est pas un mauvais gars, vous savez. Lorsqu’il voit qu’elle le saoule, qu’il devient blessant pour rien, un peu pervers et manipulateur, il comprend que c’est l’heure de se barrer. Il recharge le checkpoint avant leur rencontre.»
14:43
Kraus
« S’ensuivent des années floues. Il ne recharge plus aucune partie et vit à volo, jour après jour. La nuit sous une tente, les potes alcooliques et les drogues pour lui tenir compagnie. Il n’ose plus regarder aucun angle.
“C’est pas si mal”, il se dit. Quelques années de joyeux vagabondage, puis il tirera enfin le rideau. Il est en paix et c’est ce qui compte."
Note : Le sourire est de retour, si caricatural cette fois, qu’il me fait plutôt l’effet d’une grimace.
Kraus
« Alors imaginez sa surprise lorsqu’un matin, alors qu’il faisait la manche dans le métro de Berlin, une main blanche se pose sur son épaule. Il se retourne et je ne déconne pas, Waifu en chair et en os qui lui dit :
" Tenez, 10 euros. Bon courage monsieur, hauts les cœurs.” »
~Rire et plusieurs bruits de clapements~
Note : Kraus éclate de rire bruyamment et se tape la cuisse de la main a répétition. Je pourrais presque croire qu’il venait de me raconter une blague et qu’il vient d’en délivrer la chute. Presque le croire, si ce n’est pour l’expression de souffrance qui se dépeint sur son visage.
14:50
Berger
« Faisons un exercice de pensée un moment. Si vous étiez Mikell, qu’auriez-vous fait après cette rencontre ?»
Kraus
« Qu’est-ce que j’aurais fait, hein… »
Note : Le jeune home s’adosse de nouveau contre le dos de sa chaise, positionne avec lenteur les mains entrelacées derrière sa tête. Il regarde l’horloge sur le mur à ma gauche pendant plusieurs minutes. Lorsqu’il reprend parole, il arbore un rictus grimacé, dévoilant l’ensemble de sa dentition.
14:58
Kraus
« J’aurais trouvé un endroit tranquille loin de tout. Rythme de sommeil régulier. Trois repas équilibrés par jours. Des jeux de société, des copains, par d’écrans.»
14:59
Kraus
« Et je me serais reposé.»
–
Chose promise, chose due. À la lumière de cette séance, voici mon verdict : trentenaire a l’imagination débordante et visiblement en burnout.
Comprenez que j’ai déjà suffisamment à faire avec deux adolescentes à la maison. Je rentre après des journées interminables de support à cette nouvelle crise de santé mentale, pour avoir le plaisir de trouver un salon mal rangé et rempli de boîtes à pizza vides. Vous avez tout mon respect Fred. Vous étiez invité d’honneur à mon ex futur divorce et parrain d’une de mes filles. Alors d’ami à ami, si vous pouviez à l’avenir vous abstenir de m’envoyer tous les chatons égarés qui viennent se reposer au centre, je vous en serais infiniment reconnaissante.
Bien à vous, Nicole Berger
PS : Vous me devez une journée off.
Si vous pensez que ces nouvelles n’ont pas leur place sur /c/france, faite le moi savoir dans les commentaires et selon la majorité, j’arrêterai de les publier.