Le contrat de l’A69 révèle le nouvel asservissement volontaire de l’État face aux intérêts privés
Mediapart a consulté le contrat de concession accordé à Atosca pour l’autoroute contestée entre Toulouse et Castres. Résultat ? L’addition est encore plus salée qu’annoncée et l’État s’est employé à dissimuler un peu plus ses pratiques antérieures.
Martine Orange, 25 avril 2024 à 10h50
Plus de sept cents pages ! Plus de sept cents pages pour établir le contrat de concession de 54 kilomètres entre Toulouse et Castres. A priori, rien ne semble avoir été laissé au hasard dans cet accord qui lie la société concessionnaire, Atosca, l’État et les collectivités territoriales (région Occitanie, département du Tarn et de Haute-Garonne, commune de Castres, communauté de communes Sor & Agout) pendant cinquante-cinq ans.
De nombreux rapports parlementaires, mais aussi la Cour des comptes et l’Inspection générale des finances ont dénoncé ces dernières années le caractère léonin de certains contrats autoroutiers, le déséquilibre accepté des relations entre l’État et les intérêts privés, les situations de rente non encadrées, non contrôlées, de groupes privés ayant mis la main sur des monopoles naturels.
Qu’ont retenu les ministres des transports, Jean-Baptiste Djebbari et Clément Beaune, de ces mises en garde, de ces critiques, de ces avertissements quand ils ont rédigé puis signé ce contrat, définitivement conclu en 2022 ? Rien, a-t-on envie d’écrire après la lecture du contrat et de ses annexes que Mediapart a pu consulter. Ou plutôt si, un souci manifeste de dissimuler, d’opacifier encore plus qu’auparavant tout ce qui préside à cette concession.
Le secret des affaires invoqué à nouveau par le gouvernement pour empêcher tout contrôle public, pour faire taire par avance toute critique sur ce projet d’autoroute de plus en plus contesté, n’en est qu’une des premières manifestations. Tout comme la remise, aux élus ou aux parties prenantes, de documents grisés, caviardés, afin de rendre illisible le contrat.
Mais la volonté de dissimuler va bien au-delà : elle est dans la rédaction même des clauses pour empêcher de mesurer la réalité financière de cette concession, pour contourner la loi en rendant certaines dispositions inapplicables tout en semblant se conformer aux textes législatifs.
« Un contrat de concession ne peut pas être déséquilibré au préjudice de la collectivité. C’est un critère de légalité », rappelait dans Mediapart l’ancien élu écologiste de Grenoble, Raymond Avrillier, qui mène depuis des années un combat contre l’appropriation des biens publics. Dans ce contrat de l’A69, tout semble volontairement déséquilibré au désavantage de la collectivité, signant l’asservissement volontaire de l’État face à des intérêts privés.
Décryptage austère mais nécessaire de ce contrat de concession de l’A69.
Une autoroute plus subventionnée qu’il n’y paraît
L’addition semblait déjà salée lorsqu’elle a été présentée au moment du lancement de l’autoroute devant relier Toulouse à Castres. La construction des 54 kilomètres d’autoroute pour aller de Toulouse à Castres devrait coûter officiellement 433 millions d’euros, soit 8 millions d’euros par kilomètre. Pour gagner entre quinze (selon les opposants au projet) et trente-cinq minutes (selon le concessionnaire) entre les deux villes, cela semble beaucoup d’argent.
Dans les faits, la facture est déjà beaucoup plus élevée. Car dans ces calculs, une partie des aides publiques a disparu. L’État a acheté, avant le lancement de l’opération, des terrains, beaucoup de terrains, des petits jardins comme des champs entiers pour permettre la réalisation de l’ouvrage. Le total dépasse plus de 200 000 mètres carrés. À cela s’ajoute l’apport de plusieurs routes de contournement de villes, construites sur quatre voies, qui étaient jusque-là gratuites mais qui vont être intégrées dans la future autoroute.
Cet apport en nature a été évalué à quelque 75 millions d’euros. Mais il n’est jamais pris en compte dans le coût de l’opération. Comme si cet apport ne représentait rien. Est-ce parce que l’État considère que ces apports en nature lui reviendront de droit une fois la concession expirée ? Est-ce pour d’autres motifs ?
D’emblée, cet oubli modifie singulièrement le profil financier de l’opération. Car on ne parle plus de 433 millions mais de plus de 500 millions d’euros, si l’on prend en compte cet apport en nature, soit plus de 9 millions d’euros par kilomètre.
Mais ce calcul n’est à ce stade que provisoire. Car les aides publiques, qui sont versées au fur et à mesure de l’avancement des travaux prévus sur quarante mois, sont elles aussi révisables. Non seulement il y a des pénalités de retard si elles sont versées hors délai, mais elles semblent aussi indexées sur l’évolution de différents indices des prix et de la construction.
Fixées à l’origine à un montant de 24,6 millions d’euros, réparties à égalité entre l’État et les collectivités territoriales, elles pourraient être beaucoup plus élevées à la fin compte tenu de l’évolution des prix au cours de ces vingt-quatre derniers mois. Interrogés sur la réalité de cette indexation et sur le montant final des aides, le ministère de la transition écologique et le ministère des transports ne nous ont pas répondu.
Les soutiens publics ne s’arrêtent pas là. L’État consent également à Atosca un crédit sur la TVA de 12 millions d’euros, le temps au moins de la réalisation de l’ouvrage. Au total, le montant des aides publiques, en réintégrant ces malheureux oublis, s’élève non pas à 24,6 millions d’euros, mais à au moins 111,6 millions d’euros, soit plus de 20 % du coût de réalisation de l’A69.
Un montage sur une tête d’épingle
L’oubli d’une partie de ces aides publiques est cependant moins fortuit qu’il n’y paraît. Il permet d’afficher un relatif équilibre entre le public et le privé. Leur engagement dans la présentation officielle est presque équivalent : au côté des 24,6 millions d’euros d’aides publiques, la société Atosca, elle, amène un capital de 26,7 millions.
Six actionnaires, comme cela est connu désormais, constituent le tour de table de cette société créée pour l’occasion : NGE Concessions, groupe de BTP dont les filiales vont assurer l’essentiel des travaux, détient 25 % des parts ; Ascendi SGPS et sa filiale Ascendi Invest en détiennent 15 %. Ces deux groupes qui portent le projet depuis le début ont créé une structure commune, Opale Invest, qui n’a qu’une part, selon le contrat.
Mais cette structure est appelée à grossir pour prendre au moins 5,3 % du capital en accueillant des sociétés du cru, et notamment le groupe pharmaceutique Pierre Fabre, qui entend obtenir cette autoroute depuis au moins 2010, comme l’a révélé France Inter. Le contrat l’a prévu d’emblée : les actionnaires actuels peuvent céder des parts d’Opale Invest « dans la limite de 10 % ».
Deux fonds d’investissement spécialisés dans le financement des infrastructures et basés au Luxembourg, QEIF Development Holding et Tiic 2 SCA, dans lequel a déjà investi le groupe pharmaceutique Pierre Fabre, détiennent au moment de la conclusion du contrat 30 % du capital chacun.
Tant de parties, censées pouvoir mobiliser beaucoup d’argent pour ne constituer qu’un capital maigrichon de moins de 30 millions pour construire un ouvrage de 400 millions dont l’exploitation doit durer cinquante-cinq ans, cela paraît bien faible. Beaucoup trop faible même.
Mais c’est désormais la norme depuis que les fonds d’investissement et les groupes privés se sont pris de passion pour les infrastructures essentielles et les monopoles physiques. Assurés d’une rente indéboulonnable garantie par les États, ils ont instauré des montages pour maximiser le profit : une pincée de capital pour des montagnes de dettes. Cela permet en outre de diminuer les impôts puisque toutes les charges d’intérêt sont déductibles.
La première initiative des sociétés concessionnaires d’autoroutes lorsqu’elles en ont pris le contrôle total a été de décapitaliser toutes les structures et de se reverser une partie des fonds propres et des provisions qui avaient été prudemment constituées au fil des ans sous forme de dividendes exceptionnels, comme l’avait relevé le régulateur à l’époque.
Le montage financier de l’A69, cependant, va un cran plus loin que dans le passé. L’édifice repose sur une tête d’épingle capitalistique. À la pincée de capital s’ajoutent des dettes subordonnées (107 millions), censées compléter l’apport social. L’argent est sans doute apporté par les actionnaires d’Atosca, et peut-être par d’autres groupes – dont certains comme Eiffage semblent avoir des vues et des ambitions sur ce projet, selon France Inter. Outre le fait de pouvoir masquer, si le besoin existe, certaines identités, ce montage leur permet de s’assurer un intérêt annuel de 6 %, quelles que soient les circonstances.
Pour compléter l’édifice, 275 millions d’euros de crédits bancaires ont été souscrits – à un taux oscillant entre 1,10 % et 3 % jusqu’en 2046 – pour financer la réalisation des travaux. L’effet de levier est gigantesque : on est au-delà de quatorze fois.
Même si ces investissements dans les infrastructures figurent parmi les plus sûrs, il est étonnant que la puissance publique accepte une telle vulnérabilité financière : le taux de fréquentation de cette autoroute est tout sauf assuré : le gouffre financier de l’autoroute A65 entre Pau et Langon, autre grand projet inutile, est là pour le prouver. Il n’est pas sûr non plus que les taux d’intérêt restent toujours aussi peu élevés.
Non seulement la puissance publique a entériné ce montage, mais elle a su se montrer très à l’écoute des actionnaires présents. Dans le contrat, elle a accepté par avance que les actionnaires d’Atosca se versent un dividende exceptionnel « dans la limite de 4 millions d’euros, payables dès l’ouverture de l’autoroute ». De même, les actionnaires viennent en premier, après le remboursement des prêts, dans la distribution des éventuels gains financiers, le remboursement des aides publiques passant après. Enfin, ils ne sont tenus à conserver leurs parts que « pendant deux ans » après l’ouverture de l’autoroute, la cession à un tiers devant cependant obtenir l’agrément de l’État.
Une illisibilité organisée
C’est la base de tous les contrats de concession. S’inscrivant sur le long terme, ces opérations financières se réfèrent toujours à un taux d’actualisation, qui permet, à partir des estimations des flux futurs de trésorerie, de calculer la valeur d’un actif en ne prenant en compte que les risques futurs. Selon ce taux d’actualisation, la rentabilité d’une opération financière de long terme peut varier du simple au double. C’est le bêta qui change tout, comme le rappelle France Stratégie.
Ce taux est aussi indispensable pour établir un autre indice déterminant dans les contrats de concession : le taux de rentabilité interne, qui permet d’évaluer la rentabilité réelle d’un investissement à partir du capital investi sur une période donnée. Ce que les actionnaires sont en droit d’attendre.
Ces taux figurent normalement dans tous les contrats de concession. Sauf dans celui de l’A69.
Les formules et les équations logarithmiques ne manquent pourtant pas dans ce contrat. Il y en a plus de six pages pour calculer la seule révision des tarifs de péage. Mais toutes sont illisibles et surtout incalculables car il manque les déterminants indispensables pour les résoudre : le taux d’actualisation et le taux de rendement interne.
Il y a bien un vague taux de 9,46 % qui se balade dans une page dont on ne sait s’il s’agit d’un taux de rentabilité interne ou autre chose, puisqu’il n’est pas explicité ni repris. De même, le contrat indique que dans ses calculs, il se réfère à un modèle de financement mis en annexe. Problème : le modèle de financement n’existe pas, sauf à considérer qu’un simple tableau calculant les annuités de remboursement (intérêts et capital) du prêt principal, semblable à celui d’un prêt immobilier, vaut modèle de financement d’une concession.
Interrogés sur l’absence de ces critères déterminants dans le contrat, les ministères de la transition écologique et des transports ne nous ont pas répondu.
Un contrôle impossible
Comment ne pas suspecter que ces absences soient volontaires ? Dépourvus de tout référent fiable, il est impossible de contester l’évolution des tarifs de péage. Seule certitude : ils sont appelés à augmenter. Leur révision se base sur une indexation stricte – totalement validée par le gouvernement qui, dans ce cas, ne craint pas de nourrir une spirale inflationniste – de différents indices (prix, construction, enrobés routiers).
En revanche, rien n’est prévu dans le calcul des tarifs de péage sur les gains de productivité. C’est bien simple : en cinquante-cinq ans, le concessionnaire est censé ne faire aucune amélioration de productivité et de réduction de coûts. Cela évite ainsi de partager les gains. D’ailleurs, s’il est prévu qu’une fois les concours publics remboursés, les collectivités puissent reverser leurs gains sous forme de baisse de péage, il n’est pas indiqué que le concessionnaire puisse – ou doive – faire de même.
De plus, l’absence d’un taux de rentabilité interne clair et connu rend impossible un contrôle réel, toute mesure de plafonnement ou de rétrocession sous une forme ou sous une autre de surprofits.
C’était pourtant une demande de la Cour des comptes et de l’Inspection générale des finances qui insistaient toutes les deux sur la nécessité de contrôler et d’encadrer la rente, surtout d’un monopole naturel. Au Royaume-Uni, qui n’est pas exactement « Cuba sans le soleil », les autorités de régulation ont ainsi fixé un plafond de profits au concessionnaire de l’aéroport de Heathrow. Au-delà de ce plafond, il est sommé de baisser ses tarifs sous peine de perdre sa licence.
Là, rien de tel. L’État, au nom d’un supposé secret des affaires, accepte un contrat illisible – mais peut-être en existe-t-il un autre partagé seulement entre quelques initiés ? –, incontrôlable, sans aucun dispositif pour encadrer la rente, alors qu’une partie de cette autoroute est réalisée en intégrant des portions de routes nationales autrefois gratuites.
Une concession à perpétuité
Instruit des polémiques récurrentes sur la privatisation des autoroutes, le gouvernement a tenté de les contourner sans pour autant changer son approche : tout est fait pour favoriser les seuls intérêts privés.
Ainsi, selon l’échéancier prévu, les dettes souscrites pour réaliser l’A69 doivent être totalement remboursées en 2046. Ce qui laisse au concessionnaire plus de trente ans d’exploitation avant l’expiration de la durée de concession. Trente ans de profits nets.
Pour ne pas donner l’impression que l’État fait un cadeau de choix au concessionnaire, il a été prévu dans le contrat que la puissance publique puisse reprendre le contrôle de la concession après vingt-huit ans. Mais est-il précisé que ce retour au public n’est possible que si la société concessionnaire a enregistré un chiffre d’affaires cumulé de 4,06 milliards d’euros sur la période d’exploitation ?
Petit détail : dans son plan de financement, Atosca prévoit de réaliser un chiffre d’affaires cumulé de 3,7 milliards d’euros entre 2025 et 2076. Le chiffre de 4,06 milliards semble donc inatteignable. En signant une telle condition, l’État accepte donc par avance de ne jamais faire jouer cette clause de retour, tout en faisant semblant de dire l’inverse.
Boîte noire
Un ensemble de questions a été adressé au ministère des transports et au ministère de la transition écologique le 22 avril. Au moment où nous publions cette enquête, ni l’un ni l’autre ne nous avaient répondu.
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